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La règle et l'exception



Le 2 juillet 2016 à 15h, le Premier Ministre prenait la parole à l'Assemblée Nationale :

"Je constate, nous constatons, une alliance des contraires, une alliance des conservatismes et des immobilismes. (...) Cette alliance, c'est celle de ceux qui ne veulent rien changer et qui au fond se satisfont du marché du travail tel qu'il est. (...) C'est pourquoi, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, en application de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution, notre Constitution qui est la règle que le peuple français s'est donné à lui-même, j'ai donc décidé après la délibération du conseil des ministres du 10 mai d'engager la responsabilité du gouvernement..."

J'imagine que l'alliance des conservatismes et des immobilismes que Manuel Valls évoque s'oppose à la Belle Alliance Populaire que le PS s'apprêtait à célébrer dans son Université d'été, avant de finalement l'annuler de peur que le peuple ne viennent y manifester son mécontentement. Ce mot, alliance, n'est pas choisi au hasard : le Premier Ministre cherche à livrer une lecture clé en main de la situation, celle d'un duel opposant deux "alliances". Il y a celle du progrès, et celle qui ne veut rien changer. Pas de nuance, c'est simple. Il y a le PS, et il y a tous les autres. Le plan de communication est en marche. La "gauche" de Valls, qui est celle qui a surgi du virage vers l'austérité de 1983 (année de ma naissance, je vous jure j'y suis pour rien), incarnée notamment par Michel Rocard, son maître à penser, cherche désormais à se couper définitivement de son histoire. Jusqu'en 2012, il s'agissait encore de faire quelques concessions à des idées qui pouvaient gêner le libéralisme, d'essayer de montrer qu'on croyait encore que le marché ne pouvait tout régir. Mais cette page se tourne, et après la "droite décomplexée" de Sarkozy, nous voici avec "la gauche de droite décomplexée" de Valls.

Après avoir accusé les électeurs de son parti de ne vouloir rien changer, et même de s'associer au conservatisme de la droite (pas mal dans le genre "j'accuse les autres de ce que je suis justement en train de faire"), Manuel Valls invoque de nouveau et  avec complaisance un des articles les plus décriés de la constitution, ce fameux texte "que le peuple français s'est donné à lui même" un certain 4 octobre 1958. Peut-être faut-il rappeler au passage que cette constitution ne fut pas rédigée par une Assemblée Constituante élue, comme il est communément admis, mais par des juristes sous la direction de Michel Debré et du Général De Gaulle lui-même. Elle fut le produit de "méthodes de travail qui s'inspirent plus de l'Etat-Major que de la délibération parlementaire" nous dit même le constitutionnaliste Didier Maus dans La Génèse de la Constitution. Il paraît qu'il y en avait besoin, la guerre d'Algérie menaçant alors de se transformer en guerre civile. Le Général devait agir, dit-on. Je ne peux pas juger, c'est trop lointain et je ne suis pas du tout spécialiste de l'époque. Je peux en revanche relever que le peuple français n'a pas vraiment été partie prenante de l'élaboration de cette "règle", qui  renforcera autant que possible le pouvoir exécutif (bien plus que dans les monarchies constitutionnelles des pays qui nous entourent). Il y aura un référendum, avec un oui massif, qui était autant un oui au texte qu'au retour glorieux du Général. C'était il y a plus de 50 ans, De Gaulle n'était pas le plus grand démocrate qui soit, et le monde a bien changé. La Constitution, en revanche, bien peu, et ses exceptions à la séparation des pouvoirs n'ont cessé d'être utilisées depuis.

L'usage de l'article 49-3 est ainsi bel et bien devenue une règle : on le sait, ce Premier Ministre là n'est pas le premier à procéder ainsi. Mais le contexte qui voit son utilisation est assez inédit. C'est pourquoi au même moment, des manifestants se sont regroupés une nouvelle fois dans la rue pour crier leur colère. La contestation de la loi Travail s'est de nouveau mêlée à la dénonciation de cette insupportable situation, celle d'une dérive autoritaire au service d'une logique néo-libérale orchestrée par ceux qui parvinrent au pouvoir en promettant le changement, et qui, peut être plus encore que leurs prédécesseurs, ont menti.






Rien en effet. Rien n'a été entendu de la colère qui s'est exprimée. C'est assez terrible quand on y pense. Au lieu de jouer le rôle qui lui revient, celui de lutter contre l'inégalité inhérente au rapport salarial, de se faire le défenseur des citoyens contre les dérives d'un capitalisme enclin à se dévorer lui-même et tous ses serviteurs avec, la gauche au pouvoir joue le jeu du système économique, toujours plus aveugle, et toujours plus sourde. Et la mise en cage, exceptionnelle, de la manifestation du 23 juin est désormais elle aussi devenue la règle.

Ainsi les grilles ont été remises en place, les canons à eau ont été ressortis, et des milliers de policiers ont été encore une fois disposés bien en ligne. Mais pas d'affrontement cette fois. Ce n'est pas faute d'avoir bloqué le cortège par une ligne de CRS et attendu que la tension monte. Mais non, ils n'auront rien en retour si ce n'est des chants et des moqueries. Cette petite scène se déroulera en huis-clos, le reste du monde demeurant derrière les grilles, les grandes chaînes de télé aussi. Ici, ne reste que nous : ceux qui refusent la violence d'Etat qui s'abat sur eux à tous les niveaux (législatif, policier, symbolique), et ceux qui incarnent le bras armé de cette république décadente. Tous dans le même parc grillagé, pendant que quelques oligarques jouent dans un parlement de décorum leur farce de démocratie tout en se félicitant de leur détermination.






Plusieurs chemins se dessinent alors. Et quelques centaines de personnes prennent la route de l'Assemblée Nationale pour investir l'espace public, sortir de l'invisibilité.  Sans surprise, la police est déjà là. Pour pouvoir simplement rester sur le trottoir du pont de la Concorde, il faut se faire fouiller, avec parfois contrôle d'identité, puis être escorté jusqu'à une nasse. L'Etat d'urgence, encore et toujours, troisième exemple d'exception devenue règle, comme le signalait la FIDH dans son rapport.

Une fois dedans, impossible de sortir jusqu'à nouvel ordre. Autant dire que la convivialité n'est pas de mise. Les ordres sont clairs : pas de mouvement possible, pas de ravitaillement, pas de sortie, et, une fois encore, pas d'image filmée en dehors de celles qui sont tolérées. La documentariste Marianna Otero, qui filme Nuit Debout depuis le début, en fait les frais (elle le raconte ici)

Alors on reste sur le trottoir de ce pont, à nouveau isolés du reste de la ville par un cordon de policiers. Seuls les touristes installés sur les toits de leurs cars nous voient, et nous prennent en photo. On chante, on fait des allers-retour, on parle. Répondre à l'absurdité par l'absurdité. Vous voulez qu'on reste là ? Et bien on reste là. Autour du cordon, les policiers perdent parfois patience, sortent  leur matraque, repoussent ceux qui contestent l'interdiction de circuler. Et nous restons là longtemps, pendant plus de 5 heures. Parmi nous, des observateurs d'Amnesty International prennent des notes. L'un d'entre eux me confiera qu'il ne pensait jamais voir une telle situation en France. Nous non plus.







Tandis que les heures passent, quelques conversations s'engagent entre occupants du trottoir et forces de l'ordre. Je me greffe à une de ces conversation, car j'entends un policier tenir des propos assez étonnants :

"- Là haut dans ma hiérarchie ils sont très frileux sur votre cas. Ils ont peur que vous alliez foutre le bordel ailleurs après, c'est pour ça que vous ne pouvez pas sortir d'ici.

- Oui on sait, ça fait plusieurs mois que ça dure. De toutes façons on vous utilise pour casser notre mouvement. Vous vous en rendez compte quand même non ? Vous êtes pas dupes de cette histoire de l'hôpital Necker,  rassurez moi"

- Non bien sûr.  C'est de l' instrumentalisation politique contre vous. Mais moi j'y suis pour rien là dedans. Et là je dois dire que je préférerais rentrer chez moi plutôt qu'être ici pour je ne sais pas combien de temps encore."

Les propos que je rapporte ici sont aussi proches de la réalité que ma mémoire le permet. Pas de doute sur le fait que cet homme là serait gravement inquiété quant à son poste si l'on connaissait son identité.

Pendant ce temps, deux types qui ne supportent plus de rester entravés décident de tenter une sortie en passant par la corniche à l'extérieur du pont. Ils y parviennent. D'autre feront de même par la suite. Inciter les gens à ce genre de prise de risque... moyen moyen pour assurer la sécurité des personnes. mais ce n'est pas vraiment la priorité ici. Il s'agit d'épuiser, de dégoûter, de dissuader de recommencer. Le jour commence à tomber peu à peu. L'info circule comme quoi des groupes de quinze personnes seraient escortés jusqu'au quai de métro par les policiers.






Alors que la foule se masse vers la "sortie", les renforts de la police arrivent pour tenter de dégager autant que possible la place de la Concorde. Nous sommes traités comme une menace que personne ne doit approcher, alors que tout est parfaitement calme et bon enfant. Les policiers font des mouvements dignes de petits soldats, déroulant des cordons partout, courant même parfois pour aller se placer ailleurs... Alors qu'il ne se passe strictement rien.

Et nous attendons, encore. La nuit tombe. Dans une vision surréaliste, et tandis que la Grande Roue s'illumine, un "disco bus" passe devant nous. A l'intérieur, des danseurs en costard, visiblement de classe sociale aisée, se déhanchent et nous font coucou à la fenêtre. Des danseurs ivres enfermés dans une boîte à roulette, et des manifestants épuisés enfermés dans un dispositif policier. Je commence à être pris d'un fou rire nerveux. Derrière moi quelqu'un allume une petite enceinte fonctionnant sur batterie pour diffuser un morceau des Clash : I fought the law. Les couplets n'ont peut-être rien avoir à voir avec la situation mais le refrain, lui, résonne sur la Place de la Concorde de plus en plus vide d'une manière toute particulière. ""I fought the law and the law won, I fought the law and the law won"



Je me demande alors où sont tous ces musiciens médiatisés dits de gauche, qui chantaient "fraternité" tous en cœur avec Ségolène Royal en 2007 il y a quelques années, et qui ont appelé à faire barrage à la droite en 2012. Où sont-ils aujourd'hui ? Les limites me paraissent pourtant avoir été franchies depuis bien longtemps, or le silence artistique dans les grands médias  est assourdissant. Je dois dire qu'un petit coup de pouce n'aurait  pas été de refus, ou au moins une incitation à prendre du recul, à faire de l'humour je ne sais pas, tandis que nous étions traités de fascistes, de terroristes de l'intérieur, d'irresponsables, de bloqueurs, d'ultragauche antidémocratiques, et je ne encore quelles insultes improbables. Heureusement que la Ligue des Droits de l'homme a quand même (timidement) dit quelque chose sur notre droit à manifester, et qu'Amnesty international est descendu voir ce qu'il se passait. Car pendant que certains font leur grand Come Back en répétant en boucle qu'ils ont embrassé un flic, d'autres se voyaient assénés quelques caresses de matraques parfaitement injustifiées, et des tirs tendus dans la nuque sans que cela ne semble émouvoir grand monde. Renaud se sera même fendu d'une déclaration comme quoi il se serait bien rendu à la manifestation de la police à République s'il n'était pas aussi reconnaissable. Il aurait pu faire un selfie avec Marion Maréchal Le Pen, ça aurait été sympa.

Mais tient, voilà que l'on bouge on dirait, il est 23h nous allons enfin pouvoir quitter ce putain de trottoir.




Les CRS se déploient alors pour diviser la nasse en deux, prenant toujours mille précaution des fois que l'un d'entre nous les attaque avec... avec des morceaux des Clashs. Des chants rageurs s'élèvent : "laissez-nous faire pipi" ou encore "on n'est pas prêts à traverser, le petit bonhomme est rouge". Ils ont raison de faire gaffe.

On nous fait ainsi avancer en troupeau, encerclés d'un cordon qui stoppe toutes les 30 secondes pour se reformer sous le regard incrédule des quelques touristes qui arrivent là par hasard. Des ordres fusent autour de nous "attention à droite !" "arrêtez-vous" "ok à mon signal on repart"  La petite foule avance ainsi comme pour un transfert de prisonniers, en chantant en boucle "nous vivons dans un Etat policier, un Etat policier, un Etat policier..." sur l'air de Yellow Submarine.

Un véritable cirque. Nous ne sommes plus qu'une centaine de personnes souriantes et calmes, et l'on donne à croire que nous sommes de terribles criminels qui pourraient s'attaquer à n'importe qui. Un homme qui tient son fils sur les épaules s'approchent pour manifester sa solidarité en chantant avec nous. Un policier l'incite très fermement à reculer par sécurité.

LA SÉCURITÉ DE QUI EXACTEMENT ?





Les policiers nous raccompagneront effectivement jusqu'au quai. Ainsi s'achève la dernière journée de mobilisation de la saison. Les titres de la presse évoquent seulement "une mobilisation en baisse". Il est vrai que c'était la seule chose à retenir.

Quelques jours plus tard les députés socialistes frondeurs ne réuniront pas assez de signature pour déposer une motion de censure. Cirque encore, je crains qu'il n'aient jamais eu l'intention de vraiment la déposer. Certains justifient cela avec l'arrivée prochaine des Primaires, qui sera l'occasion d'un sursaut démocratique au PS. La Loi Travail est de nouveau adoptée à l'assemblée, sans vote. Quelle grande victoire pour le gouvernement, qui a su si bien protéger notre modèle social :

On n'abolit pas les 35 heures de travail hebdomadaire, mais on permet des exceptions. 

On ne baisse pas la majoration des heures supplémentaires, mais on permet des exceptions. 

On ne supprime pas la protection que constitue un contrat de travail. Mais enfin il faut bien faire des exceptions.

Le temps de repos entre deux journée de travail est un acquis social important, mais en temps de crise, on peut bien faire quelques exceptions.

Dans un tel contexte d'impopularité, il serait contraire à l'intérêt général et celui de la République d'imposer une loi aussi importante. Mais elle est tellement utile vous comprenez, alors on va faire une exception.

On ne supprime pas le droit de manifester, hors de question, mais au vu des violences il faut bien qu'on fasse quelques exceptions.

On fait attention aux libertés individuelles du coup, c'est important, mais le contexte justifie quelques arrestations arbitraires, juste quelques exceptions.

On comprend que les gens de gauche déçus n'aient plus envie de voter pour nous. Mais face à la menace du FN, vous ferez bien vous-même une exception non ?

NON

On me dit que tout ce qui s'est passé depuis quatre mois n'est pas contraire à l'Etat de Droit.
Je réponds que nous avons assisté précisément à la méthodique déconstruction de l'esprit même de l'Etat de Droit, qui va être rongé, peu à peu, de plus en plus.

Un appel à manifestation a été déposé pour le 15 septembre. Cela nous laisse un peu de repos, avant de reprendre le combat. Espérons que les actions de ces derniers mois n'aient pas été une simple exception, mais bel et bien une nouvelle règle : celle de s'opposer systématiquement et fermement aux dérives autoritaires et néo-libérales de dirigeants qui ont trahi les valeurs qu'ils étaient censés défendre.

Manuel Valls nous trouve intransigeants.
Pour une fois nous sommes d'accord.

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