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La confiance publique



Je me souviens d'un réflexion entendue dans un de mes premiers cours de droit à la fac. C'était à propos de cette nouvelle prérogative de la police consistant pouvoir faire ouvrir sans motif les coffres de voiture, dans le but de lutter plus efficacement contre le terrorisme. Le 11 septembre était encore tout proche. Le prof avait évoqué une règle qui se vérifiait tout au long de l'histoire, quelque chose du genre : "quand des libertés sont censées être ôtées de manière provisoire, c'est une suspension bien souvent permanente, sauf à les récupérer de force." Les coffres de voitures, on s'en fichait pas mal à vrai dire à l'époque. Mais je crains que ce professeur n'ait eu que trop raison. Depuis 2001, depuis le début de ma vie de citoyen adulte en fait, notre République n'a cessé de céder au repli sécuritaire. Le terrorisme atteint son but, et nos systèmes si fiers de se proclamer démocratiques se flétrissent sous ses attaques. C'est face au danger que l'on voit les priorités de chacun, que l'on se rend compte de ce que l'on est prêts à sacrifier en premier. Or ce n'est pas nouveau, les valeurs affichées sur le fronton des mairies sont les première que l'on jette par dessus bord.

Dernière étape en date, le fameux Etat d'Urgence. Décrété il y a maintenant plus de 7 mois, il continue d'instaurer de nouvelles habitudes dignes des plus célèbres romans d'anticipation. Tout à son instrumentalisation pour prouver à quel point ils savent montrer les muscles, nos actuels dirigeants sont en train d'en entériner les pratiques. Je vous propose un petit cas pratique en vous racontant ce que j'ai pu voir un certain 28 juin 2016.

Pour parvenir à la onzième manifestation contre le retrait de la loi travail, il nous a ainsi fallu passer trois barrages, et accepter d'y être fouillés, chaque fois. Sacs, poches, vestes, interrogatoires sur nos intentions, tout y était. Nous sommes deux, nous sommes blancs, et j'ai un appareil photo. Nous sommes donc plutôt bien traités.

Petit extrait de conversation avec un agent de police qui passe au crible le contenu de mon sac : 

"- Vous avez des problèmes oculaires ? 
- Non pas particulièrement. 
- Alors pourquoi vous avez du sérum physiologique ? Vous savez à quoi ça sert ?
- Oui
- Ca permet de calmer l'irritation du gaz lacrymogène. 
- Oui j'ai déjà eu l'occasion de m'en servir plusieurs fois merci, c'est pour ça que j'en ai. 
- Et bien vous ne pouvez pas passer avec. 
- Ah bon ? Mais vous craignez quoi, que j'attaque des CRS en leur jetant des fioles en plastique dessus ? 
- Si vous en avez c'est que vous comptez vous défendre. 
- Ben oui précisément... 
- Du coup je vous les prends. 
- Je considère ça comme une garantie que je n'en aurai pas besoin alors. 
- Allez je vous en laisse un (sourire). C'est pour qui les photos, pour vous ?
- Oui."



Entre l'espace clos ou sont enfermés les manifestants et le reste de la ville, nous traversons alors une grande zone franche parfaitement vide. Des fois qu'une voiture bélier ait voulu forcer le passage j'imagine, on ne sait jamais. Au loin, la colonne de Juillet nous guide vers la Place de la Bastille. Cette fameuse colonne, et sa non moins fameuse plaque : « À la gloire des citoyens français qui s'armèrent et combattirent pour la défense des libertés publiques dans les mémorables journées des 27, 28, 29 juillet 1830. » Libertés publiques, d'accord... mais "s'armèrent ?" Mon Dieu. Encore des casseurs que l'on en vient à célébrer. Fort heureusement, ce n'était pas pareil à l'époque, les méchants étaient au pouvoir. Charles X, en pleine campagne militaire en Algérie, avait dissout la chambre des députés le saligaud, demandant au peuple dans une célèbre tribune de « repousser d’indignes soupçons et de fausses craintes qui ébranleraient la confiance publique et pourraient exciter de graves désordres", avant de rajouter "C’est votre roi qui vous le demande. C’est un père qui vous appelle. Remplissez vos devoirs, je saurai remplir les miens. » Indignes soupçons, désordres, devoirs. le vocabulaire n'a pas tant changé que ça. D'ailleurs les journalistes attisaient alors l'excitation et le désordre, c'est pourquoi il avait suspendu la liberté de la presse. L'ordre d'abord , les libertés ensuite. Comme le dit très bien Madame El Khomri, ce n'était pas un coup de force, puisque c'était légal, l'article 14 de la Charte (la constitution d'alors) le permettait.

Article 14. - Le roi est le chef suprême de l'Etat, il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les emplois d'administration publique, et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'Etat. 

Avec un article pareil, c'est sûr qu'on était peinards d'un point de vue légal. Les parisiens, un peu plus à cheval sur la notion de coup de force, s'étaient pourtant soulevé et avaient pris la ville. C'est ça le problème, à trop vouloir faire respecter l'ordre, on provoque au final le désordre. Parfois les citoyens se foutent pas mal que ce soit "légal" ou non. La politique c'est compliqué.
Vous vous dites sûrement que je cherche à comparer artificiellement la situation des actuels manifestants avec celle des révolutionnaires de 1830, que c'est un peu facile. C'est vrai, car l'histoire ne se répète pas. Contentons nous alors seulement de relever les symboles foulés au pied, ces symboles que nos dirigeants mettent pourtant tant d'énergie à invoquer en d'autres circonstances. Car le spectacle de ce monument en particulier, construit en lieu et place de cette bonne vieille prison de la Bastille, cerné de grilles devant lesquelles s'étirent des files d'attentes de citoyens contestataires qui n'ont d'autre choix que de se faire fouiller pour manifester, vous en conviendrez, a de quoi prêter à sourire pour peu que l'on soit amateur d'humour noir.

Mais je divague, revenons à notre récit : nous voilà enfin dans la zone de contestation autorisée. Tout va bien ici, l'ambiance est "calme" comme le dit la préfecture de police : les vitres des abribus ont été protégées (voir enlevées), les grilles balisent le chemin, les canons à eau émaillent le parcours, juste au cas où, et les 2500 policiers venus pour nous accompagner nous montrent la bonne voie à suivre tout en protégeant les devantures des banques. Par ici s'il vous plaît, veuillez nous suivre.





Le meilleur moyen de se détourner de ma tendance au cynisme revient toujours à regarder les manifestants. C'est avant tout pour ça que je prends des photos, pour les regarder, ces gens réunis dans la rue, et imaginer leurs parcours, leurs quotidiens. Certains d'entre eux ont fait grève à chaque journée d'action. Ils ont donc depuis le début du mouvement perdu onze jours de salaire. Bientôt douze. D'autres, en grève permanente, bien plus. Quand un Premier Ministre t'insulte reproche à l'électorat de son parti d'être réactionnaire alors qu'il demande le progrès social, quand il lui dit qu'il ne comprend rien, que la démocratie ce n'est pas dans la rue, et bien il faut avoir une certaine dose de citoyenneté dans les veines pour décider d'y retourner. Surtout quand tu te dis que le Président va bien finir par intervenir, lui qui n'a jamais parlé d'inversion de la hiérarchie des normes dans son programme, lui qui a a tant parlé de dialogue social, lui dont le rôle même est de veiller "par son arbitrage, au respect du texte constitutionnel" (ok le 49.3 c'est légal) et "d'assurer le fonctionnement normal des pouvoirs publics et la continuité de l’État" (là c'est un peu plus épineux... la séparation des pouvoirs compte-t-elle dans le "fonctionnement normal"?).

Mais le Président n'interviendra que pour dire deux choses : la Loi Travail ne sera aucunement modifiée, et s'il le faut le 49.3 sera de nouveau invoqué pour contourner le vote de l'assemblée nationale. Il parlait d'un déni de démocratie quand ses opposants faisaient la même chose. Mais de toutes façons, que risque-t-il ? De ne pas être réélu ? Il souffrira moins que nous du retour de la droite au pouvoir de toutes façons, alors autant nous menacer, et jouer le tout pour le tout.

Mais dans ce cas pourquoi encore manifester ? Est-ce encore dans l'espoir d'obtenir le retrait de la Loi Travail ? Ou seulement par nécessité de rester debout face à un gouvernement qui a plongé la tête la première dans l'autoritarisme ? Chacun ses raisons après tout. "Il faut être là, parce que visiblement voter ça ne suffit pas", me déclare simplement un compagnon de route de quelques instants. Comme dirait Ségolène, il y a des colères saines. Mais ce ne sont pas celles surjouées devant la caméra non, ce sont plutôt les colères de ces marcheur, qui l'expriment en chantant, en dansant, en écrivant, et surtout, en gardant leur humour.








Voilà donc ce que le gouvernement s'évertue tant à combattre, avec bien des difficultés : la colère. Car celle-ci est tenace. Comme on le voit sur la précédente photo, elle se voit renforcée par un profond sentiment de honte. Pas simplement de désaveu, mais bien de honte à l'égard du parti pour lequel nous avons voté. Cette honte qui prend à l'estomac et qui laisse sans voix, comme par exemple quand un Président de la République annonce tout de go qu'il a respecté tous les principes énoncés pendant sa campagne, sans ciller. Celle encore qui étreint quand un Premier Ministre se proclamant socialiste défend pendant des mois une aberration telle que la déchéance de nationalité quitte à créer des apatrides. Ce même Premier Ministre justifie d'ailleurs de faire passer sa loi travail coûte que coûte pour que l'on puisse encore "réformer sans brutalité". OK. Il faut donc réformer en contournant le pouvoir législatif, alors que tous les sondages révèlent qu'une immense majorité de français désavouent la loi, l'usage de l'article 49.3, déclarent n'avoir plus confiance envers leurs dirigeants, et tandis que les rues s'emplissent de centaines de milliers de personnes ayant voté pour le parti socialiste... tout ça pour éviter que les réformes ne deviennent brutales. Non rien, je dois être tatillon, vraiment.

Faute de pouvoir écraser cette colère, il s'agit donc d'en effacer les signes. C'est certainement ce qui explique qu'au même moment, à côté de la place de la République, la préfecture de police ait pu décider d'encercler la Bourse du Travail sans que cela ne pose de problème à personne. Ou presque. A l'intérieur, il y était question de trouver un moyen de contester les démonstrations de force policières qui entourent désormais les manifestations. De dangereux casseurs à n'en pas douter. Voilà un nouveau symbole éloquent que d'encercler ce haut lieu si emblématique de l'histoire du syndicalisme et d'empêcher ses occupants de rejoindre le cortège. Rassurez-vous, cette action ne visait pas particulièrement la Bourse du Travail nous dit-on, des patrouilles de police ont sillonné toute la ville cette journée là pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'agitation. Ouf, c'était partout comme ça.


A peine arrivés place de la République, et malgré le trait d'humour de la banderole accrochée à la façade de la Bourse du Travail, nous avons pu ressentir la tension qui montait. Et elle montait vite. Autour des cordons de CRS, de plus en plus de monde se regroupe, et demande la libération des lieux. La police est prise à son propre piège : la manifestation sauvage qu'ils voulaient éviter commence à prendre forme, du fait justement de leur présence. A trop vouloir faire respecter l'ordre, on provoque au final le désordre, comme je disais plus haut.

Une jeune femme monte le ton à côté de moi, un CRS l'empoigne par le col et lève le poing, avant qu'un de ses collègues ne le retienne, et que quelqu'un ne tire la fille en arrière. Les policiers se chuchotent quelque chose à l'oreille. Ils rient, en la regardant. Le professionnalisme ne semble plus de rigueur. Mais voilà qu'arrivent les renforts, en grandes pompes.





Il n'y avait pas de masques à gaz, ni de sacs emplis de pavés parmi les contestataires ici, juste une foule vraiment très en colère. D'ailleurs une bouteille finit par fendre l'air. Il n'en fallait pas plus. Gazage en règle, bien sûr, suivi d'une charge. Puis une grenade de désencerclement, qui tombe au pied d'une femme qui s'écroule, assourdie. Les medics accourent, les gens reculent vers la place. Il y a autour des centaines de personnes, qui passent par hasard, ou sont assis en groupe pour prendre l'apéro, qui sortent du métro, qui visitent la ville. Welcome to Paris guys ! Les grandes avenues alentours sont une à une barrées de cordons de CRS. Des patrouilles commencent à sillonner l'endroit, arborant  bien ostensiblement leurs matraques. On oblige les gens à se lever pour les fouiller, au hasard. Au nom de quoi ? Etat d'Urgence. Est-ce légal ? Etat d'Urgence. Mais est-ce légitime au moins ? E-t-a-t  d' u-r-g-e-n-c-e, qu'est-ce que tu ne comprends pas, bordel ?






Ne reste plus alors qu'à rester, et à regarder, autant que possible. Montrer clairement que l'on voit ce qui se passe. Partager des regards avec les autres témoins de cette situation. Et bien se rappeler que ce que nous voyons là a beau être nouveau par son ampleur et son emplacement, il n'en est pas moins pratiqué depuis des lustres dans bien d'autres quartiers.

A propos, l'amendement concernant les récépissés de contrôle d'identité visant à combattre les contrôles au faciès a été rejeté à l'assemblée. Le motif officiel ? "une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique". On parle bien d'acheter des formulaires et des stylos ici. Mais il n'y a pas que ça. Bernard Cazeneuve l'a répété plusieurs fois, il est hors de question de jeter la moindre suspicion sur les forces de l'ordre. S'agirait-il encore de ces même "indignes soupçons et fausses craintes qui ébranleraient la confiance publique et pourraient exciter de graves désordres" ? Non arrêtez avec Charles X, on a déjà dit que ça n'avait rien à voir, le passé est passé. D'ailleurs, si on en croit la photo ci-dessous, le futur est bel et bien en marche. Ce qui veut dire que tout reste à écrire.

Enfin une bonne nouvelle, pour peu que l'on décide de s'y mettre.







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